(c) Sarrah Danziger |
Quelques jours avant
son concert parisien, la chanteuse et violoncelliste Leyla McCalla
nous a reçu dans le hall de son hôtel pour évoquer son parcours et
poser un regard, acéré, sur le monde qui l'entoure. Rencontre...
Tu aimes être en
France ?
Leyla : J'aime
beaucoup. C'est culturellement très différent de beaucoup
d'endroits où j'ai la chance de pouvoir voyager. J'ai l'impression
qu'on prend bien soin de moi ici. Le climat politique et social est
globalement assez intimidant en ce moment, c'est un peu lourd. Mais
sinon, à part ça, j'aime être en France.
Il y a quelques
chansons en français et en créole sur le disque. Est-ce que d'une
certaine façon tu te sens proche de la culture française ?
Leyla : Je me
sens plus proche de la langue que de la culture en fait. Avec la
colonisation, le français s'est répandu en Afrique, aux Antilles et
dans une partie des Etats-Unis. Et dans d'autres endroits aussi
certainement, mais ce sont les pays que je connais et avec lesquels
j'ai une connexion. Il y a quelque chose de captivant dans le
français. J'ai grandi avec beaucoup de gens parlant créole autour
de moi. Faire la connexion entre le français et le créole et
essayer de comprendre quelle est la relation entre les deux langues
et pourquoi. C'est très intéressant.
Tu as grandi aux
Etats-Unis, dans une famille Haïtienne. En écoutant le disque j'ai
eu l'impression que tu étais constamment à la recherche de tes
racines. Cela-a-t-il été difficile de trouver un endroit où tu te
sentais bien ?
Leyla : D'une
certaine façon oui. J'ai suivi mon instinct et cela m'a amené sur
un chemin assez peu orthodoxe. Et j'ai réalisé que chez moi le
sentiment d'appartenance est différent, parce que je suis tout le
temps sur le départ, toujours en train de chercher et que tout cela
fait partie intégrante de la vie d'artiste ou de musicien en
tournée. Et maintenant que je tourne avec ma famille, je pense que
ma définition personnelle d'une maison a changée. Plutôt que de
trouver un endroit où vivre, ce qui a été difficile ç'a été de
définir ce que signifie « maison » pour moi.
Et alors, qu'est-ce
qu'une maison pour toi ?
Leyla : C'est
la question la plus difficile de toute l'interview (sourire). Je
suppose que la maison c'est un endroit où tu te sens à l'aise. La
façon dont j'ai vécu, et maintenant j'élève ma fille et j'ai ma
famille avec moi sur la route… Tout cela fait que la maison pour
moi elle est là où je me trouve. C'est un sentiment que j'apprends
à établir partout, où que je sois. Ce n'est pas un endroit précis.
Mais dès que je suis trop à mon aise quelque part, cela devient
chiant. Je pense que d'une manière générale, la maison pour moi,
c'est un endroit où tu peux être toi-même.
Qu'est-ce que tu as
ressenti quand tu as découvert la Nouvelle-Orléans la première
fois ?
Leyla : J'ai eu
l'impression d'un attrape touriste géant ! J'ai été
désenchantée. La deuxième fois je suis restée un mois. J'avais
rencontrée des personnes en jouant dans la rue à New York et elles
m'ont invité à la Nouvelle-Orléans pour jouer avec elles. J'étais
à vélo avec mon violoncelle et j'ai senti le parfum enivrant de la
liberté. Magique ! Je suis tombée en amour avec la ville. Je
suis revenue encore une fois et j'ai décidé à ce moment là de
déménager. Je voulais être là-bas, il y avait quelque chose qui
m'appelait. Cela venait en partie de la musique. C'était un tel
contraste avec mon quartier à New York. Gagner ma vie en tant que
musicienne, c'était un de mes buts depuis longtemps. J'ai senti que
c'était possible à la Nouvelle-Orléans. A New York c'était une
vraie bataille. Je devais faire plein de boulots différents juste
pour avoir le luxe de continuer à faire de la musique. C'était un
tel déséquilibre… Mes sentiments envers la Nouvelle-Orléans ont
beaucoup évolués, cela a tellement changé depuis mon déménagement
en 2010… L'embourgeoisement (soupir)…
(c) Sarrah Danziger |
Quelle comparaison
pourrais-tu faire entre La Nouvelle-Orléans et Haïti ?
Leyla : La
révolution haïtienne, Haïti d'une manière générale, a eu une
grande influence sur la culture néo-orléanaise et aussi sur le
pouvoir politique aux Antilles, en Europe et aux Etats-Unis. Haïti a
été la première nation noire indépendante (Haïti est une nation
indépendante depuis le 1er janvier 1804, ndlr). J'ai
étudié la question, j'ai essayé de comprendre pourquoi ce pan de
l'histoire était aussi méconnu. L'influence d'Haïti sur la
Nouvelle-Orléans est énorme, en terme de langage et aussi sur la
nourriture locale : les épices, le riz, la manière de
cuisiner… Je suis sûre que la musique Haïtienne a favorisé la
naissance du jazz. Le mouvement du banjo depuis les Antilles
jusqu'aux Etats-Unis est un exemple. On aime dire que le jazz est né
à la Nouvelle-Orléans, mais on oublie de se demander ce qu'est le
jazz ? D'où vient cette musique ? Que signifie-t-elle ?
On regarde l'histoire avec des œillères. En réalité, beaucoup
d'éléments s'emboîtent pour au final créer une culture, pour
faire qu'il y ait un changement. J'ai le sentiment que La
Nouvelle-Orléans est un bon exemple de l'influence haïtienne.
Comment tu te sens
sur la scène locale ?
Leyla : Et bien
parfois je trouve ma place et parfois je ne la trouve pas. J'étais
une musicienne classique et c'était la musique que je jouais dans la
rue au début. Je n'étais pas complètement dans la scène jazz à
l'époque. J'ai trouvé ma place parce qu'il y a tellement de gens
passionnés par la musique à la Nouvelle-Orléans. Il y a toujours
de la musique à la Nouvelle-Orléans, à chaque rassemblement, à
chaque fête, à chaque spectacle. Partout, tout le temps, il y a
toujours de la musique. Et c'est quelque chose que j'ai toujours
voulu toute ma vie.
Il y a quelques
chansons traditionnelles sur le disque, les racines c'est quelque
chose d'important pour toi ?
Leyla : Oui.
C'est une forme de
recherche intérieure ?
Leyla : C'est
un peu des deux. C'est important de regarder en arrière et de
comprendre ses racines, son héritage. L'histoire et son origine.
D'une certaine manière c'est comme comprendre quelle est ma place et
mon rôle dans tout ça.
Le titre de l'album « A day for the hunter, a day for the prey » (Un jour
pour le chasseur, un jour pour la proie, ndlr) vient d'un proverbe
haïtien…
Leyla : Cela
veut dire beaucoup de choses différentes pour moi. Tu connais cette
expression : Chaque chien à son jour ? Cela signifie aussi
un jour pour l'oppresseur, un jour pour l'oppressé. Il y a une
résonance avec beaucoup de faits historiques et aussi avec ce que
l'on vit aujourd'hui. Le titre est tiré d'un livre que j'ai lu sur
la musique et le pouvoir politique en Haïti à travers le vingtième
siècle. Le livre parle du coup d'état en Haïti (Leyla fait
référence aux événements qui ont mis fin au régime des Duvalier
en 1986, ndlr) et des événements troubles qui ont suivi. Comment
ces événements ce sont reflétés dans la musique et comment la
musique a été utilisée pour favoriser la propagande d'un parti
politique. Là-dessus se greffent des problématiques liées à
l'immigration, aux réfugiés, aux prisonniers, le peuple qui fuit la
violence et la persécution. Ce titre vient de mes recherches sur la
Louisiane, Haïti, la France (où Jean-Claude Duvalier a vécu en
exil pendant 25 ans, ndlr) et les Etats-Unis et l'intersection entre
tous ces endroits différents. Ce titre est comme un parapluie posé
au-dessus de cet album. Le désespoir, l'impuissance, toutes ces
notions trouvent leur place dans ce titre. Il y a aussi une
dichotomie que je trouve intéressante.
Tout cela est lourd
de sens, mais d'un autre côté la musique est très légère…
Leyla : La
musique est un outil magnifique pour s'élever spirituellement. C'est
ce que j'essaie de faire quand je joue et j'espère que le public
l'entend.
(c) Sarrah Danziger |
L'album semble
intemporel, comment rafraîchir ces chansons traditionnelles ?
Leyla : Et bien
mon regard est frais (rires) ! Certaines de ces chansons ont été
écrites des décennies avant ma naissance. J'étais ado durant les
années 1990 et j'ai été diplômée de l'université il y a
pratiquement dix ans maintenant. Autrement dit, je suis très jeune
comparée à ces chansons ! Le monde dans lequel je vis et mon
expérience sont très différents de ceux qui ont façonnés ces
chansons. Quand tu mets tout ça en perspective, c'est inévitable,
quelque chose de neuf et de différent va se produire. Je suis
violoncelliste, tout a été pensé avec mon « cerveau de
violoncelliste ». Mes arrangements notamment. Je ne sais pas
comment je fais, je me surprends moi-même (rires) !
C'est ça qui est
magique !
Leyla (rires) :
Je prends soin de la musique et de la façon dont elle va être
présentée au public. Quelle est la meilleure façon de jouer cette
chanson ? J'y pense tout le temps…
Nous traversons des
heures assez sombres à l'heure actuelle et le monde est de plus en
plus violent. Penses-tu que la musique puisse être un soulagement
dans ce contexte ?
Leyla : La
musique a certainement un rôle très important à jouer dans la
société à l'heure actuelle. Et on a définitivement besoin de
soulagement. Maintenant pour ce qui est de la guérison, je ne sais
pas, même l'industrie de la musique est complètement malade
(rires) ! Pour moi, faire du business avec la musique revient à
un paradoxe spirituel. Ce n'est pas pour cela que je joue mais en
même temps, il faut aussi que je mange et que je rembourse mes
prêts. Je ne pense pas que cela soit le sens de ta question mais
j'ai l'impression qu'il y a du capitalisme partout et que du coup il
faut tout le temps créer et en faire toujours plus. C'est toujours
plus, plus, plus, et ce n'est jamais assez. En particulier dans la
culture américaine. C'est peut-être différent en France ou
peut-être pas d'ailleurs. Je marche dans la rue et je vois
exactement la même chose, que des grandes enseignes et tout est en
solde. On doit se débarrasser de notre stock pour en avoir plus.
Comment soulager une société basée sur la consommation ? Ce
qui m'intéresse moi c'est de créer quelque chose de consommable
comme un outil spirituel et émotionnel. Mon label, les gens autour
de moi on va peut-être me dire : « Il faut que tu
deviennes une grande star et fais ceci et cela et tout le monde va se
faire un paquet de fric ». Ce n'est clairement pas le but. Il y
a comme une pomme de discorde pour un musicien. Y compris pour moi.
Ce n'est pas comme si j'étais Madonna ou quelque chose dans le
genre. Mais j'y pense ceci dit. Je pense que l'on a tous la
possibilité de faire les bons choix sur la façon dont on produit et
distribue notre musique. Et sur les thèmes que l'on aborde dans nos
chansons et c'est le point sur lequel je suis concentrée. Les choix
positifs qui sont à ma disposition. Parce que j'ai parfois
l'impression que le monde n'attend qu'une seule chose : t'avaler
complètement, prendre tout ce qui est possible et essorer tout le
bien en toi jusqu'à la dernière goutte. Et à la fin cela te laisse
mentalement, physiquement et spirituellement épuisée. Et je pense
qu'il s'agît à l'heure actuelle du plus grand risque pour les
musiciens. Comment se régénérer sans se briser ?
Et tu en as besoin
si tu veux continuer à créer…
Leyla :
Exactement. Il faut d'abord créer pour soi avant de partager. C'est
impossible de se reposer uniquement sur ce que le public attend de
toi. Il faut que cela vienne de l'intérieur. C'est intéressant de
voir ce qu'il va se passer à l'avenir dans le monde. Il s'agît
vraiment d'un moment très triste de notre histoire. On devait jouer
au festival de jazz de Nice qui devait être la première date de
notre tournée. C'était prévu pour le lendemain de cette tragédie
(les événements du 14 juillet 2016, ndlr). Nos proches étaient
inquiets pour nous. Mais que dire à propos des gens qui se
trouvaient là-bas ? Clairement, nous devrions parler plus de
ces problèmes et c'est pour cette raison que je fais de la musique.
Je crois que le monde peut s'améliorer mais écrire quelques
chansons ça n'est pas suffisant pour cela. On peut changer le cœur
des gens. Il faut que nos politiciens, ceux qui prennent les
décisions et qui nous représentent, inspirent la population. Cela
ne peut pas être le rôle des musiciens seuls.
Propos recueillis le
22 juillet 2016.
En concert à Paris
(Théâtre des Bouffes du Nord) le 12 novembre.http://leylamccalla.com/
https://www.facebook.com/leylamccallamusic
https://twitter.com/leylamccalla
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